Stéphane Linou, expert associé au Laboratoire Securité Défense du CNAM nous apporte ses lumières sur la sécurité alimentaire en Europe.
1) Vous êtes activiste sur la question de la sécurité alimentaire, et vous militez pour que cet enjeu devienne l’une de nos préoccupations principales. Quel est le sens de votre engagement pour la sécurité alimentaire ? Et quelle est l’origine de cette préoccupation ?
Cela fait une vingtaine d’années que je creuse ce sujet que je n’ai pas inventé : c’est le plus vieux sujet du monde : le lien entre l’alimentation et la sécurité. L’alimentation, et plus généralement la question des ressources, ont toujours été liées à celle de la sécurité, mais depuis une soixantaine d’années, dans nos pays industrialisés sous ébriété énergétique, nous avons oublié ces fondamentaux. On a pensé que se nourrir était une affaire réglée, et on est à présent davantage préoccupé par les excès de nourriture que par un éventuel non-accès, alors que cette profusion alimentaire génère des pathologies. Ainsi, pendant des millénaires, nous avons été obnubilés par la problématique de l’accès à la nourriture, alors que désormais, ce sont les excès de cette nourriture qui nous préoccupent, ce qui est paradoxal.
Nous avons commencé, en tant qu’espèce Sapiens, par courir après la nourriture : notre ventre est allé vers les ressources car nous étions chasseurs-cueilleurs, ensuite, lorsque le climat s’est stabilisé, nous avons décidé de la faire pousser autour de notre ventre ; nous avons inventé l’agriculture. Par la suite, pour sécuriser les récoltes, nous avons créé des greniers collectifs, des aménagements et hydrauliques et des outils de transformation ; et grâce à cela, cette nourriture a été sécurisée collectivement autour de notre ventre. Désormais, les ressources viennent à nous sans que l’on se questionne sur le « comment ? », sur le « jusqu’à quand ? », ou sur les risques.
La légitimité politique des ancêtres des maires, les consuls, elle était basée sur l’exercice de 4 sécurités : la sécurité extérieure, se protéger grâce aux remparts, la sécurité sanitaire, avec la lutte contre les épidémies et l’assainissement collectif, la sécurité intérieure, à travers l’ordre public, et enfin la sécurité alimentaire : il fallait qu’il y ait assez de nourriture pour les habitants, la police des grains et de la viande a ainsi été créée, et il y avait également des stocks. Nous étions des sociétés de pénuries, où la pénurie était la règle et l’abondance était l’exception. Il y avait alors une responsabilisation, une organisation et une mise en œuvre collective et politique, qui s’ajoutait à une conscience et une mise en action individuelle, visible à travers le fait que chacun avait son bout de jardin. Cette tradition de conscience, de responsabilisation, et de mise en œuvre de l’action individuelle et collective n’empêchait pas les famines mais, en cas de situation dramatique, le minimum était assuré. Il y avait en permanence l’équivalence d’un monde sans échec, où l’essentiel fonctionnait.
Ma préoccupation recoupe donc le plus ancien couple de risques : l’approvisionnement alimentaire et l’ordre public. Cependant, cette question est progressivement sortie de ses dimensions individuelles et collective pour être maintenant assurée par des acteurs privés de la grande distribution qui ne peuvent assurer deux jours de stocks.
2) Le contexte actuel, marqué par la pandémie et la guerre en Ukraine, fait émerger cette question de la sécurité alimentaire. Les scènes des grandes surfaces dévalisées à l’annonce du confinement, ou les inquiétudes liées à l’exportation des produits agricoles ukrainien et russes font écho à votre engagement pour que la sécurité alimentaire devienne une préoccupation principale des citoyens et des politiques. Selon vous, ces évènements permettraient-ils d’aboutir à cette prise de conscience sur le risque alimentaire pour laquelle vous militez depuis des années ?
J’espère, mais je ne suis pas très optimiste car nous nous croyons à l’abri, peut- être encore plus en France qu’ailleurs, car nous sommes le pays de la gastronomie et nous ne manquons de rien. Nous sommes sur confiants en France, mais il serait important de repenser à stocker. Toutefois, la pandémie ne nous a pas relancés sur cette dynamique de stockage.
Des événements extérieurs importants pourraient nous y contraindre mais je défends davantage l’idée de la prévention, autour de l’organisation d’une discipline individuelle et collective, et notamment à travers la sécurité civile. Il s’agit d’ailleurs de l’une de mes activités : je forme les élus locaux pour qu’ils intègrent le risque de rupture d’approvisionnement alimentaire dans leurs plans communaux de sauvegarde. De plus en plus de communes s’y engagent, et mettent en place des mesures de prévention car elles font le constat que la résilience alimentaire – qui regroupe la souveraineté alimentaire et la préparation des populations – n’est pas effective, et que l’autonomie des territoires est très faible, environ égale à 2% en France.
Cela signifie qu’on importe de notre territoire 98% de ce que l’on consomme. Nous sommes donc plus que dépendants des chaines d’approvisionnement pour remplir nos assiettes. Il est donc légitime de se demander ce qu’il se passerait s’il y avait des ruptures de flux par exemple. C’est pourquoi j’ai lancé le mouvement Locavore en 2008, où j’ai fait le pari de me nourrir qu’avec des produits dans un rayon de 150 km autour de chez moi durant un an. Il s’agissait de questionner sur le temps qu’on pourrait tenir avec le si peu que l’on produit sur place et le rien que l’on stocke. Nous sommes devenus intolérants à la frustration et cette expérience Locavore a permis de dépoussiérer le plus vieux sujet du monde : le fait de manger local, mais aussi d’établir lien entre l’alimentation et la sécurité, la question de l’ordre public.
Toutefois, l’aspect sécuritaire et de l’ordre public n’intéressait personne : ce qui intéressait était davantage des questions autour du prix, de la conservation du tissu amical, mais le « pourquoi ? » et les raisons de sécurité n’intéressaient personne, alors qu’en tant qu’élu local, j’ai eu la confirmation que ce sujet intemporel n’était plus pensé au niveau politique. En effet, mon enquête auprès des organisations de sécurité, de l’agriculture et de la gouvernance sur les conséquences sur l’ordre public d’une cyber-attaque qui impacterait la chaîne d’alimentation a démontré qu’il y avait un véritable risque sécuritaire en raison de la non-territorialisation et de l’absence de stocks. J’ai d’ailleurs reçu un prix au forum des risques majeurs pour cette enquête, ce qui a permis à cette recherche de parvenir au Sénat. Une sénatrice a porté le sujet et a demandé au ministre de l’intérieur de reconnaitre cela comme un « risque majeur ». Cette reconnaissance nationale comme « risque majeur » était importante car cela m’a permis de revenir vers les élus locaux en faisant valoir cette étiquette, afin de leur proposer la solution du Plan communal de sauvegarde.
3) Au-delà de l’échelle locale et de la formation des élus locaux pour l’intégration du risque de rupture d’approvisionnement alimentaire dans les Plans communaux de sauvegarde, la sécurisation alimentaire peut- elle se faire à l’échelle de l’Europe, grâce à la solidarité européenne et par l’action politique de l’Union européenne ?
Je suis tout d’abord passé par l’angle de la sécurité civile et intérieure nationale car il n’existe pas de politique alimentaire commune à l’échelle de l’UE qui serait territorialisée. La Politique Agricole Commune (PAC) a bien rempli sa mission à ses débuts mais les subventions, aujourd’hui, ne sont pas versées dans le but d’établir une territorialisation de la production et de la consommation. Nous sommes allés tellement loin dans la théorie des avantages comparatifs de Ricardo, soit la spécialisation économique des territoires, que nous nous sommes rendus dépendants et vulnérables à l’égard des transports, dont l’ordre public dépend. Pour l’instant, la question de l’ordre public reste une compétence nationale, et non une compétence de l’Union européenne. Sous cet angle, j’ai donc agi principalement sur le gouvernement national, mais je pense qu’il faut que ce sujet soit également pris en considération par la PAC de l’UE.
La dernière version de la PAC aurait mérité d’évoquer ce sujet pour aider à la reterritorialisation de la production et de la consommation alimentaire, à du stockage, et à la préparation des populations, ce qui n’a malheureusement pas été le cas. C’est pourquoi le 12 novembre 2021, la Commission européenne a publié son « Contingency Plan », qui a fait état des manques qui ont eu lieu durant la pandémie. Grâce à cette communication à l’intention des États membres et du Parlement et du Conseil des régions, il y a eu une prise de conscience sur le sujet, qui était grandement nécessaire car nous allons connaître de nombreuses cyber-attaques et pandémies à l’avenir. Il est donc impératif que les États se préparent, et c’est ce qui a été voté, sans pour autant remettre en cause la distinction entre les compétences de l’UE et les compétences nationales. La Commission invite donc les États à mettre en œuvre des stress tests sur toute la chaîne de l’alimentation par territoire, et d’associer les collectivités locales pour préparer les populations, et de faire participer les acteurs privés. Je me reconnais pleinement dans cette proposition ; il n’y a pour moi aucune incompatibilité entre le niveau européen et l’échelle d’action nationale. Il reste simplement à trouver une articulation entre ces deux échelles, ce qui serait envisageable en intégrant cette dimension à la PAC. Il pourrait ensuite y avoir une déclinaison territoriale avec les Plans communaux et intercommunaux de sauvegarde, et la formation des populations à ces problématiques.
4) Vous défendez l’idée que les consommateurs doivent être coproducteurs de sécurité collective, qu’ils ont un rôle à jouer dans le changement de modèle alimentaire, et vos actions et ouvrages visent à sensibiliser les populations : pourquoi cette dimension de la participation des populations et des citoyens est-elle si importante à vos yeux dans ce défi de sécurisation alimentaire ? Que peut-on faire concrètement, à notre échelle d’individu, pour renforcer la sécurité alimentaire en Europe, alors que notre modèle alimentaire est mondialisé, et dominé par les grands groupes agroalimentaires ?
Il y a deux choses à distinguer : le citoyen et le consommateur, ce qui ne renvoie pas à des éléments similaires. D’une part, en tant que citoyen, le fait de cultiver dans son jardin des aliments pourrait être une solution lorsque l’on en a la possibilité. On peut également participer à un Plan communal de sauvegarde avec les élus, s’engager auprès d’associations de sécurité civile, mettre en place des ateliers de cuisine dans des associations pour que les gens réapprennent à cuisiner et sachent faire face à la frustration. D’autre part, en tant que consommateur, on peut flécher nos achats, en décidant d’acheter à des producteurs locaux des produits bruts que l’on cuisine soi-même. Le meilleur allié des producteurs est le consommateur qui cuisine, qui achète au vrai prix la production qu’il transforme lui-même. Ainsi, en fléchant nos achats, on développe des industries nourricières autour de nous, alors que lorsque l’on achète un produit qui vient de loin, on fabrique de l’insécurité alimentaire localement. Nous avons un réel pouvoir à travers nos achats. Enfin, la formation des populations que je propose répond parfaitement à l’idée de donner un rôle au citoyen et au consommateur face au risque de rupture d’approvisionnement alimentaire.
5) Durant les confinements et plus globalement durant la pandémie, ces idées de retour au local et de réapprendre à cuisiner se sont largement développées. On s’attendait également à un monde d’après qui serait différent sur cet aspect de l’alimentation. Pensez-vous que ce monde d’après se soit réalisé, ou êtes-vous déçu par rapport à ce que l’on avait espéré d’un changement de modèle et de pratiques ?
Nous avons temporairement remis la pyramide de Maslow à l’endroit pendant le confinement, car il y avait un sentiment d’insécurité, et nous avons priorisé l’étage des besoins physiologiques liés aux ressources, et l’étage des besoins de sécurité. L’insécurité nous a permis de nous éloigner du superflu.
On a entendu pendant cette période que les habitudes de faire travailler les producteurs locaux perdureraient au-delà de cette période d’exception. Cependant, chacun a retrouvé ses habitudes qui précédaient la pandémie. En cela, c’est décevant, mais c’est parce que les flux se sont rétablis tels qu’ils étaient auparavant. Si on regarde les choses d’un point de vue positif, cette pandémie nous a permis de redonner aux agriculteurs leur place et le sens de leur métier dans notre société. Lorsqu’il y a un sentiment d’insécurité, on se rapproche des repères locaux qui rassurent : les gens se sont rapprochés de leurs élus locaux, tels que les maires. Dans un monde dégradé, lorsqu’il y a une rupture ou une dégradation de la normalité, on va demander protection à son élu local, ce qui nous rattache aux 4 sécurités que j’ai décrites : la protection extérieure, physique, sanitaire et alimentaire. Ce pour quoi je milite a donc pris tout son sens durant cette période d’insécurité. Il faut donc s’en servir pour réorienter les politiques publiques, et prioriser l’essentiel que sont les infrastructures nourricières, de santé, de trans- formation, pour notre souveraineté.
Pour revenir au niveau européen, on pourrait créer l’équivalent d’une BITD alimentaire, soit une Base Industrielle Technologique et de Défense alimentaire à l’échelle de l’UE, pour être indépendant sur cet aspect alimentaire au niveau des semences, des outils de transformation, des machines, et des salariés agricoles. Il s’agit d’une question de souveraineté, et non de repli sur soi, pour sauver et régénérer l’essentiel.