L’UEFA est coincée entre des revendications contradictoires. Elle dit qu’il ne faut pas mélanger football et politique, mais c’est un peu comme si on disait qu’il ne fallait pas que l’eau mouille. Il est impossible de ne pas mélanger football et politique.
Contexte
Pascal Boniface est Directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et enseignant à l’Institut d’Etudes européennes de l’Université de Paris 8. Il travaille également sur l’impact du sport dans les relations internationales et a développé le concept de «géopolitique du sport».
Publication récente:
Pascal Boniface, Géopolitique du sport, 2e éd., Armand Colin, mai 2021.
L’euro 2020 initialement prévu à l’été 2020 a été reporté du 11 juin au 11 juillet 2021 au vu de la situation sanitaire. C’est une compétition qui fait ressortir, comme à son habitude, de multiples aspects politiques devenant alors une vitrine des tensions et conflit intra-européens : entre l’Ukraine et la Russie, la Macédoine du Nord et la Grèce, l’Angleterre et l’Ecosse, l’Euro 2020 semble une nouvelle fois défier les équilibres géopolitiques.
Après l’incident diplomatique lors de la présentation du maillot de
l’Ukraine présentant l a carte de l’Ukraine incluant la Crimée (carte officiellement reconnue par l’ONU) et le slogan « Gloire à l’Ukraine ! Gloire aux Héros », la Russie avait demandé à ce que ces attributs soient retirés.
L’UEFA a tranché en ne demandant aux ukrainiens que d’enlever la 1ère partie du slogan qui a été reconnu comme « un symbole politique ». D’après Pascal Boniface, la perspective d’un quart de finale à Saint-Pétersbourg Ukraine-Russie était le seul vrai risque politique de cet Euro.
Interview de Pascal Boniface
De même, la Grèce (même si elle ne dispute pas l’Euro), a montré son mécontentement face au maillot de la Macédoine du Nord sur lequel seule « Macédoine » est floqué, alors que les Grecs insistaient pour que la distinction entre le pays macédonien et la région grecque soit claire. Ces exemples démontrent des revendications d’ordre territorial, mais d’autres actions soutiennent des causes plus larges. A titre d’exemple, le match opposant l’Allemagne à la Hongrie a fait débat. Alors que Munich souhaitait arborer sur ses bâtiments les couleurs arc-en-ciel de la communauté LGBT pour protester contre une loi homophobe votée à Budapest, l’UEFA a refusé la requête : « regret » pour la France, « bonne décision » pour la Hongrie.
1°/ Dans ce contexte, comment interprétez-vous le rôle politique du football ? Est-il instrumentalisé par les pouvoirs publics ou faut-il y voir des actions symboliques et indépendantes menées par les équipes nationales ?
Le football est le sport le plus universel et le plus répandu qui attire le plus d’attention. Dans ces conditions, il est presque inéluctable que l’on puisse essayer de faire passer des messages : c’est vraiment l’occasion de capter l’attention générale. Par exemple, dans la mesure où l’UEFA avait interdit au stade de Munich d’être illuminé aux couleurs arc- en- ciel, l’Allemagne a fait passer le message autrement ; et comme les regards étaient concentrés à propos de l’Euro sur le match Allemagne – Hongrie, on a encore plus parlé de la loi homophobe en Hongrie que si l‘UEFA avait accepté que le stade soit illuminé.
Dans la mesure où les équipes nationales sont les représentantes des Etats, qu’elles en sont un peu les symboles, les ambassadrices, vu qu’ elles portent un maillot national, qu’on joue les hymnes avant les matchs, elles représentent plus qu’une équipe de football. Elles représentent de façon indirecte le prestige d’une nation. On est dans le soft power. Donc l’honneur national est en jeu lorsque l’équipe nationale joue d’ autant plus que, du fait du caractère universel du foot- ball, une grande partie de la nation se rassemble derrière son équipe pour la soutenir et très souvent les divergences internes, qu’ elles soient politiques, religieuses, sociales, sociétales, s’effacent dernière l’ unité pour soutenir l’équipe nationale.
Lorsque les tensions géopolitiques resurgissent entrent deux pays, il est normal qu’un match de football ne soit pas anodin mais plutôt le reflet déformé et agrandi de ces dernières.
Généralement l’UEFA s’arrange pour garantir en phase de poule qualificative que certains Etats ne se retrouvent pas face à d’autres sur le terrain. Elle s’était notamment arrangée pour que la Russie et l’ Ukraine ne soient pas dans le même groupe, de même qu’ elle s’était arrangée pour que l’ Arménie et l’Azerbaïdjan ne tombent pas dans les mêmes chapeaux lors du tirage au sort. La suite de la compétition a fait que la Russie a été éliminée avant l’ Ukraine, donc la question ne s’ est pas posée pour un match entre ces deux équipes, car un solide contentieux géopolitique concerne les deux intéressés.
Ensuite, il y a l’ histoire entre chaque nation qui passe à la fois par les aléas sportifs et par la mémoire sportive des confrontations qui s’ empilent. Les matchs Angleterre- Écosse sont toujours très chargés, à la fois parce que c’ était le premier match international, mais au fond aussi, parce qu’il existe une forte identité écossaise qui s’est construite à travers le football contre l’ Angleterre. Les débats sur le Brexit et sur une éventuelle indépendance écossaise sont venus remettre au goût du jour ces tensions. Puis il y a les règles sportives anciennes qui au gré des matchs prennent de l’ importance. Mais le grand avantage, c’ est que tout ceci est maitrisé, il y a l‘arbitre, il y a des règles, c’ est une position, mais une position sous contrôle et régulée.
2°/ Que devient la dimension populaire et culturelle du football lorsqu’il est ainsi adossé à de réelles revendications politiques ? Dans toutes ces situations, quel est le rôle et la légitimité de l’UEFA comme instance régulatrice ? Les frontières entre politique et foot sont-elles redessinées ?
L’ UEFA est coincée entre des revendications contradictoires. Elle dit qu’il ne faut pas mélanger football et politique, mais c’ est un peu comme si on disait qu’ il ne fallait pas que l’eau mouille. Il est impossible de ne pas mélanger football et politique. Le tout est de le réguler pour maintenir tout ceci dans le domaine du raisonnable, et non pas dans la confrontation ouverte.
Ensuite, ce que l’UEFA veut faire ou essaie de faire, c’est qu’il n’y ait pas de revendications politiques affichées dans les stades et que tout ceci reste subliminal ou l’affaire des stades. Dans tous les cas, l’UEFA a peur d’ être assaillie de demandes contradictoires. On l’ a bien vu avec l’ affaire du maillot ukrainien, sur lequel figure la carte de l’ Ukraine avec la Crimée, mais finalement comme aucun État ne reconnait l’ annexion de la Crimée, l’affaire est passé ; Mais concernant les slogans patriotiques, ils peuvent en effet être considérés comme des provocations.
L’UEFA doit tout le temps jouer sur les demandes contradictoires. Surtout, il faut bien voir que par rapport à son intervention vis- à- vis des protestations contre les lois homophobes en Hongrie, l’ Europe elle- même était divisée. Nombre de pays membres de l’ Union européenne n’ont pas condamné la Hongrie. Il faut aussi constater que l’UEFA à une assise territoriale plus large et donc une assise politique encore plus diversifiée que l’ Union européenne.
Il ne faut pas penser que l’UEFA – Union of European Football Associations – représente l’ Union européenne.
Ici le terme ‘Europe’ a des connotations territoriales différentes. Et donc il y a parmi les membres de l’ UEFA de grands pays qui ont des positions beaucoup plus fermées sur l’homosexualité, plus proche des positions hongroises que de la position des pays d’Europe occidentale.
3°/ Le foot est sans doute le sport le plus mondialisé et le plus populaire à travers le globe. Les enjeux sociaux, économiques et politiques qu’il implique sont immenses. Après les BRICS qui ont accueilli les dernières Coupes du monde (Afrique du Sud en 2010, Brésil en 2014 et Russie en 2018), ce sera le tour du Qatar en 2022. Les préparatifs de celle- ci font polémiques, on parle de « désastre humain et écologique », d’un éventuel boycott de la part des sportifs, voire d’un possible retrait de la compétition du pays.
Quelle vont-être les enjeux de la CDM 2022 d’un point de vue géopolitique ? A quelle(s) réaction(s) s’attendre de la part des pays participants et de l’hôte ? L’Europe, l’UE, devrait-elle selon vous en faire un sujet politique ?
L’Union européenne n’ a pas à s’ occuper de cela. Elle a 27 membres qui vont disputer la compétition pour être qualifiés pour cette Coupe du monde. Ce n’ est pas un sujet pour elle, c’est un sujet pour les pays membres. L’attribution de la Coupe du monde au Qatar a été contestée dès le départ pour différentes raisons : pour certains, parce que ce n’est pas un pays de football, pour d’autres parce que c’est un pays musulman, etc., donc il y a des aspects très différents. Ce que l’on peut dire, je pense, c’est qu’aucune équipe qualifiée ne boycottera cette Coupe du monde parce que l’heure n’est plus au boycott. Ceux qui demandent le boycott de la Coupe du monde au Qatar, sont toujours ceux qui veulent que le sport fasse l’objet de boycott mais qui ne sont pas pour boycotter les relations commerciales, économiques ou culturelles. Et donc, pourquoi seul le sport pourrait être l’ objet d’ un boycott et non pas les autres aspects ? Personne n’a demandé à ce que le Qatar soit exclu de l’ONU ou ne soit sanctionné.
Il y a, même si ça reste des non- dits quelque part, un mépris pour le sport, ou le fait de considérer que le sport est quantité négligeable et qu’on peut plus facile- ment s’en servir que d’autres moyens économiques ou culturels qui seraient des sujets plus lourds. Il y a eu un débat en Norvège avec une consultation populaire pour savoir, au cas où l’équipe de Norvège se qualifierait, si elle devait ou non participer à la Coupe du monde – il n’ est pas certain que l’équipe de Norvège soit qualifiée – mais d’ores et déjà, la Norvège après cette consultation, a décidé de participer à la Coupe du monde, si elle se qualifiait. Je doute qu’aucune équipe qualifiée ne boycotte la Coupe du monde. Il y aura des débats qui seront le fait de gens qui ne s’ occupent pas de football et qui pensent que le football n’est pas important – mais pas par les gens qui suivent le football.
Ensuite, par rapport à la situation des droits de l’Homme et des travailleurs immigrés, parce que c’est de ça qu’il s’agit au Qatar, il est certain que lorsque le Qatar a candidaté, il a candidaté à la Coupe du monde pour faire parler de lui. Il n’ a peut- être pas anticipé qu’ il pouvait également faire parler de lui en mal du fait du sort des travailleurs immigrés. C’est ce qui l’a conduit à finalement devoir faire des efforts qu’ il n’ avait pas faits auparavant pour améliorer la situation des immigrés afin de ne pas avoir à subir toutes ces attaques. Certaines attaques ont cessé d’autres vont continuer, certaines sont de bonne foi, d’autres non, comme toujours. Ce que je vois aujourd’hui, c’est que la situation des travailleurs immi- grés est, sinon bonne, du moins moins mauvaise au Qatar que dans les pays voisins suite aux pressions, débats publics et à la position des ONG du fait de la tenue de la Coupe du monde. En fait, la Coupe du monde a été un levier pour améliorer leur situation. Et ce que l’on peut dire et que je constate, c’est que les grandes ONG de défense des droits de l’Homme comme Amnesty International ou Human Rights Watch n’ ont jamais demandé à ce que l’on boycotte la Coupe du monde, ils ont demandé à ce que l’on s’en serve comme levier pour améliorer la situation, ce qui est une position tout à fait différente.