Malgré le nombre croissant de gros titres, la technologie climatique est encore un secteur jeune devant faire preuvede crédibilité. Pensez-vous que des fonds d’investissements comme Blue like an Orange jouent un rôle de signal de début de carrière pour les talents de ces technologies ?
Les fonds d’investissements sont un signal parmi tant d’autres ! D’abord parce que l’on compte de plus en plus de chercheurs dans ces domaines et ils sont de plus en plus engagés. Dans d’autres domaines que ceux directement liés aux enjeux climatiques, plus de 33000 étudiants et jeunes professionnels, en France, expriment clairement leurs ambitions et s’engagent «pour un réveil écologique». Voyez le coup de barre porté à Unilever par Paul Polman ; au-delà de ses convictions, l’image de la marque s’était clairement dégradée en particulier au-près des jeunes. Aujourd’hui, ces derniers – qu’ils soient clients, professionnels ou activistes – veulent autre chose.
Tout ceci crée un appel d’air très fort pour de nouvelles perspectives d’engagement, une modification de l’ADN des entreprises et des business models. Tous ces signaux disséminés revêtent un effet de contagion sur toutes les entreprises, qu’elles soient innovantes et jeunes ou anciennes. Ces dernières doivent se transformer.
Ce phénomène n’est plus réservé à une élite restreinte. On le constate dans le monde entier mais pas de façon globalisée. En effet, on ne perçoit pas la même sensibilité selon que l’on vit dans un Etat avancé ou en développement ; cet écho connaît de fortes nuances mais il a au moins le mérite d’exister.
Les manifestations en Serbie de cet hiver, en opposition à l’exploitation de lithium par Rio Tinto, témoignent à la fois du fait que des populations très modestes peuvent s’opposer à une concession prévue par un gouvernement peu scrupuleux sur le respect de l’environnement et que nous devons affronter nos propres contradictions. Nos sociétés avancées et porteuses de valeurs écologiques veulent des économies plus durables mais sans douleur. Il faut tout autant craindre la « boboïsation » du raisonnement qui ne voit que par le prisme de la voiture électrique mais sans savoir comment on y arrive. Malheureusement, il faut extraire des terres rares – si la Serbie renonce, on peut trouver par exemple en République Démocratique du Congo des enfants exploités dans les mines, dans des conditions épouvantables. Si l’on se limite à la solution « voiture électrique », une approche exclusivement concentrée sur le produit final, et que l’on ne prête pas attention à ce qu’il y a derrière, le résultat sera juste l’exportation de nos « industries sales ».
Difficile de raisonner de façon holistique mais cela ne doit pas justifier le fait de dissimuler ces débats, d’expliquer dans quelle mesure on délocalise la production de carbone au lieu de la réduire. Nous sommes tous confrontés à des contradictions, il faut maintenant discuter le prix à payer pour changer les choses, les fonds d’investissements font partie du débat mais sont loin d’être seuls ou exclusivement déterminants.
Les fonds d’investissements comme le vôtre sont-ils dans une position permettant d’encourager les investisseurs atypiques à prendre le changement climatique plus au sérieux ? Est-ce un positionnement que le Green Deal européen devrait encourager selon vous et comment ?
En cette période de transition, nous sommes tous dans un brouillard persistant: certains maintiennent le cap des facteurs ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) et prennent des risques, malgré l’absence de standards internationaux, et d’autres en profitent en surfant sur la tendance du green washing ou écoblanchiment. Entre les deux, la majorité des acteurs économiques avance plus ou moins à l’aveugle et se débrouille avec les infos reçues et comprises. Mais globalement, on va dans la bonne direction. Les Français et les jeunes sont souvent présentés comme toujours impatients, dans l’attente du Grand soir ou d’une prise de la Bastille suivie d’une abolition des privilèges trois semaines plus tard, mais si ces changements prennent du temps cela ne signifie pas forcément qu’ils ne sont pas pris au sérieux. Depuis 2015 et l’adoption des Objectifs à Développement Durable (ODD) et la COP21 de Paris, de grandes directions ont pu être fixées mais on a tendance à oublier la longue route à parcourir avant de revoir nos habitudes en termes d’investissement, de financement ou de consommation. Sur cette route, entamée il y un peu de plus de 6 ans, on dénombre – et on en découvrira d’autres – des gagnants et des perdants. Honnêtement, aucun acteur économique n’a pour vocation se faire Hara-Kiri pour le bien-être de la planète. La crise des Gilets Jaunes a remis la question au centre du débat citoyen; parmi ces derniers, lesquels risquent d’être mis sur la touche ? Comment les accompagner ? Les soutenir ? Chaque problème arrive à son rythme, il convient d’y répondre par des solutions et non pas s’attendre à ce qu’ils acceptent leur sort sans broncher.
Si à ce niveau l’Union est difficilement représentée et entendue, sur la scène mondiale, ses représentants et le Green Deal montrent pleinement ce que l’UE sait faire. Son soft power, permis par la création de normes, fait qu’elle avance de cette manière comme une puissance commerciale, économique et financière en imposant ses normes dans les relations contractuelles, là est notre levier. C’est ce qu’on a souhaité faire avec le RGPD. Même si on ne peut pas encore parler de hard power, peut-être qu’on y arrivera, mais pour l’instant les signaux sont suffisamment importants.
Le risque du « qui trop embrasse mal étreint » n’est toutefois pas à négliger. L’Europe peut provoquer un Big bang qui s’intéresse non seulement au climat, à la nature et au social pour tout changer mais en a -t-on les moyens ? Seuls face au reste du monde… Actuellement, il n’y a pas de maitre du monde et chacun a intérêt à développer ses propres normes et les imposer aux autres. Je trouve très positif que l’on parte en premier, que l’on utilise notre pouvoir de marché, mais il faut aller jusqu’au bout donc se poser la question de comment s’entendre avec les autres. Là se trouve le débat géopolitique, le débat relatif aux valeurs. En effet, si tout le monde semble d’accord, à peu près, sur le climat et le carbone – disons que le débat est bien posé en ce qui concerne les émissions de carbone, gaz à effet de serre et déforestation – il est beaucoup moins clair sur d’autres aspects.
On ne constate pas le même niveau de maturité en ce qui concerne le respect de la biodiversité, sur l’utilisation de la nature, à propos des océans on est au tout début de l’histoire – on l’a bien vu lors du tout récent One Ocean Summit – et sur les questions sociales, demeurent encore beaucoup de sensibilités divergentes. La question femmes-hommes, celle de la diversité ethnique ne sont pas du tout abordées de la même manière sur la totalité de la planète. C’est encore très lié à nos spécificités locales, à nos sensibilités culturelles et religieuses. Le temps où l’Occident dictait son agenda à la terre entière est révolu ; il est donc impératif d’éviter la boboïsation et la condescendance et vraiment discuter tous ensemble, les fonds d’investissement au même titre que les autres.
Quelle est la prochaine étape de Blue like an Orange ? Un fonds plus important, une fédération de fonds ? Que vous a appris l’expérience de Generation Investment Management au cours de la dernière décennie ?
Avant de penser à la suite, il nous faut assurer de bonnes bases, en particulier sur les questions spécifiques aux marchés émergents. Pour nous, la bataille du climat ne se gagnera pas uniquement en France mais ultimement au Brésil, au Nigeria ou en Inde. Il nous faut encore mobiliser des ressources et des outils vers ces marchés émergents, influencer par la norme, réunir les «like minded people», encourager les systèmes. Il reste beaucoup à faire, il ne faut pas désespérer car nous sommes dans un moment très positif. On ne bâtit pas sur du sable, nos fondations ne sont pas assez solides, il faut encourager et promouvoir les fondamentaux qui feront que les technologies climatiques seront les plus acceptables possibles pour le plus grand nombre. Cependant, il ne faut pas lâcher la garde, nous sommes encore loin du point de non-retour ; on suit une direction mais nous n’avons pas encore la mesure de tout ce que l’on pourrait faire pour enraciner un nouveau système, depuis le citoyen consommateur jusqu’au grand groupe industriel en passant par les fonds d’investissements, pour changer la trajectoire du système économique. Au-delà de ce qui précède, on ne fera pas évoluer un modèle de capitalisme vieux de 50 ans, avec les Etats-Unis à leur tête, du jour au lendemain, c’est ce que je retiens de mes expériences précédentes.
Que pensez-vous des innovations en matière de jetons, de crowdfunding et de fintech pour résoudre les problèmes de liquidité, de gestion des risques et d’évolutivité des efforts d’investissement climatique ? peut-on parler d’un message européen à ce sujet ? que lui manque-t-il d’ailleurs ?
Sans revendiquer des compétences qui ne sont pas les miennes, il est clair que ces outils apparaissent adaptés pour restaurer la confiance, mais il faut rester méfiant à l’égard du tout technologique. Un outil est d’abord ce que l’on en fait. Il convient donc à la fois de rester modeste et ambitieux par rapport aux potentialités de cet outil et se demander quelle histoire on veut écrire ensemble. Nous avons toutes les pièces du puzzle : la crise pandémique nous a montré que nous sommes capables de trouver de nouvelles solutions, ainsi que des fonds, nous n’avons jamais eu autant de technologie et autant de chercheurs, nous trouverons comment assembler ce puzzle au regard des orientations de 2015 et des problématiques qui se posent tout au long de la route. L’Europe occupe un rôle de premier plan car elle dispose de toute une panoplie d’outils, normatifs et juridiques, pour permettre une orientation géopolitique imposant ses valeurs.Ces dernières peuvent s’articuler avec celles des autres.
Si l’on prend l’exemple de la diversité et de l’inclusion, aux Etats-Unis il sera plus question du point de vue ethnique alors que les Européens l’abordent plus naturellement le sous le prisme du genre. Il est hors de question d’exclure une vision pour l’autre et ce n’est pas parce qu’il n’existe pas de données d’ordre ethnique en France, par exemple, qu’il ne faut pas prendre en considération ce point. A choisir, je préfère voir ce débat tenu et voté dans un Parlement et non pas le voir imposé par des acteurs de marché, notamment américains. C’est aussi cela être souverain : composer sans se voir imposer. C’est ce modèle que l’Europe doit promouvoir auprès de tous les Etats émergents qui n’ont pas forcément envie de choisir entre les USA ou la Chine. Il est impératif de se prémunir contre la moralisation facile et donner les outils pour que chacun élabore sa propre théorie du changement, au regard des objectifs communs. A partir de là, on peut imaginer des coalitions et peser sur la balance des négociations. Il y a quelque chose d’important à attendre de ce côté-là et l’Europe a une responsabilité, en défendant cette façon de faire et en renonçant à faire la morale au reste du monde. Trouver des outils d’accompagnement adaptés à la théorie du changement de chacun, se demander systématiquement comment être inclusif.
Même si les délais semblent lointains, la Pologne est quand même revenue sur son attachement au charbon, un gouvernement conservateur peut aussi évoluer sur la question climatique. La responsabilité de l’Europe est de saluer cette évolution et d’accompagner les acteurs mis en difficulté par cette décision. Au-delà du continent, l’Union aide aussi l’Afrique du Sud à sortir du charbon, l’outil du versement de subventions est indispensable pour démontrer la cohérence entre les discours et les actes, il peut aussi être complété par des accords de coopération commerciale et un encouragement à former des étudiants de ces Etats émergents aux technologies climatiques. L’Europe a une responsabilité particulière sur ces points, son message doit être plus clair et surtout donner un cap qui rassure. Elle doit aussi insister sur l’émergence du lien entre santé et protection de la nature.
Tout le monde a compris le « why » et le « what » du changement climatique mais le « how » est toujours discuté et il faut bien admettre qu’il est difficile de faire la preuve que personne ne sera mis sur la touche. Si le Green Deal a donné un cap avec une date limite et organise un marché structurant avec une approche collective et un soutien à la recherche, c’est déjà une bonne chose ! Mais il est indispensable d’exposer comment aider ceux pour qui la réforme sera difficilement supportable, dans l’Union et au dehors.