Les lumières de Chloé Ridel

Diplômée de Sciences Po et de l’ENA, Chloé Ridel est haut fonctionnaire et militante associative, présidente de l’association Mieux Voter. Elle est directrice adjointe de l’Institut Rousseau et chargée des questions européennes au sein du conseil scientifique de l’institut. Elle est l’auteur de D’une guerre à l’autre – L’Europe face à son destin.

1.     La fragmentation et l’hétérogénéité qui caractérisent l’Union européenne font aussi sa faiblesse : « Europe à la carte », « à plusieurs vitesses », des pays plus égaux que d’autres… Selon vous, faut-il changer cette manière de concevoir l’Europe ? Comment garantir la cohésion à l’heure des prochains élargissements ?

« L’Europe à la carte », pour moi, ce n’est pas quelque chose qu’il faut abandonner parce que ça permet à certains pays qui le souhaitent de prendre des initiatives  sans attendre que l’ensemble de 27 se mettent d’accord, ce qui peut être parfois fastidieux voire impossible. Il est mieux de chercher des solutions qui peuvent être le plus largement acceptées par tous – mais il ne faut pas condamner les avant-gardes. Si elles font leur preuve, elles feront boule de neige. Ainsi à la faveur de la guerre en Ukraine le Danemark a finalement rejoint les programmes européens en matière de défense. Si nous avions refusé l’Europe à la carte, nous aurions dû attendre le Danemark pendant 25 ans ?. Parfois, des nations font part de réticences  liées à un contexte historique, culturel ou politique, où il leur faut plus de temps pour accepter certaines politiques mais ça ne doit pas pour autant empêcher d’autres d’agir et d’avancer. Je n’appellerais pas ça de la « fragmentation » mais plutôt de la flexibilité, voire de la liberté.

C’est dans cet esprit que nous devons mener les prochains élargissements rendus urgents par le contexte de la guerre en Ukraine. Nous ne devons pas recommettre l’erreur que nous avons faite avec les pays d’Europe centrale et de l’est en 1991, et faire patienter l’Ukraine 15 ans aux portes de l’Union européenne. Ça me semble en revanche parfaitement contraire à ce que devrait être l’esprit de l’Europe. Si on laisse des pays comme la Macédoine du Nord ou la Serbie pendant 10 ans dans les couloirs de l’adhésion européenne, c’est parce que l’Union européenne est encore avant tout un marché  et qu’on estime que c’est le temps nécessaire pour qu’ils adaptent leurs règles et leurs économies à celles des autres pays d’Europe. , Il faut trouver les moyens d’inclure dès à présent l’Ukraine, la Moldavie et les pays des Balkans à la table européenne  : cela ne veut pas dire qu’ils participeront immédiatement à l’ensemble des politiques, mais on pourrait penser à les  inclure sur des discussions purement politiques, sur la  sécurité, sur l’énergie et l’écologie  sans attendre dix ans qu’ils incorporent l’ensemble des règles du marché. 

2.     Justement, quid des Balkans, moins développés, fort endettés et pour certains dépendants de puissances extra-européennes comme la Chine au Monténégro ?

Il me semble urgent d’intégrer les Balkans à la table des négociations. . Il y a d’autres façons d’arrimer ces États à la famille européenne que de les intégrer dans le grand marché et la politique de l’élargissement pour l’instant ne s’en soucie pas.

Emmanuel Macron avait proposé quelque chose qui me semblait intéressant au mois de mai, avec cette « Communauté politique européenne » qui aurait permis de faire venir à la table non seulement l’Ukraine et la Moldavie, mais aussi tous les pays des Balkans voire de faire revenir aussi le Royaume-Uni pour discuter de sécurité, d’énergie. Au-delà du marché, il y a d’autres façons de construire l’unité des pays européens et je crois qu’il faut vite accélérer à ce sujet, ouvrir nos écoutilles, savoir penser différemment et inventer des formes nouvelles. C’est une période de rupture historique que nous vivons. On ne peut pas se contenter des mêmes vieilles recettes et des mêmes vieilles formes, il faut être agile et inventer d’autres formes de coopération.

La Chine a une politique de prêt aux Etats qui est prédatrice : on l’a bien vu au Sri Lanka, on le voit aujourd’hui au Monténégro. Quand la Chine vous prête de l’argent de façon illimitée, ce n’est jamais gratuit à la fin et il y a toujours une option pour prendre une partie de votre territoire si vous n’êtes pas capable de rembourser. De surcroît elle fait venir des entreprises chinoises, des ouvriers chinois pour effectuer les travaux qui découlent l’argent qu’elle vous a prêté. Le fait que le Monténégro se soit endetté ainsi auprès de la Chine pour construire une grande autoroute autoroute  fut une mauvaise décision et ils s’en aperçoivent maintenant puisqu’ils en appellent l’Europe à la recousse. Ces pays doivent être plus vigilants. La Chine n’est pas forcément leur allié et n’est pas là pour respecter leur souveraineté, elle sert ses propres intérêts économiques. L’Europe doit être le refuge des nations du continent qui veulent être libres et émancipées.

Vis-à-vis de la Chine, l’UE ne doit pas répéter les mêmes erreurs qu’elle a commises vis-à-vis de la Russie, en croyant que le commerce adoucira les mœurs. L’Europe doit être ferme à l’égard des tentatives chinoises de la diviser, comme  ce qu’elle a entrepris en créant le  forum 17+1 avec ces 17 pays de l’Europe centrale et orientale, sans l’Europe de l’ouest et du nord. . On voit bien aujourd’hui que ce sympathique forum était en réalité plus une prison qu’autre chose puisque les pays qui ont essayé d’en sortir, comme la Lituanie et plus récemment l’Estonie, ont été lourdement sanctionnés et intimidés par la Chine. Il faut que l’Europe parle d’une seule voix vis-à-vis de la Chine et qu’elle utilise son marché, le poids commercial énorme dont elle dispose pour faire respecter ses valeurs, son modèle de civilisation et rehausser les efforts en matière climatique. 

C’est la dépendance de plusieurs pays européens et surtout la dépendance de l’Allemagne et de l’industrie allemande aux exportations vers la Chine qui nous a souvent empêchés d’être plus sévère avec Beijing. Il faut réussir à en sortir : la pandémie a constitué une première alerte, même si ça n’a pas empêché l’industrie allemande de continuer d’investir en Chine, en particulier le géant de la chimie BASF qui y a ouvert en 2020 une usine pharaonique de plastique dans le sud de la Chine, pour un investissement de 10 milliards de dollars, le plus important de toute l’histoire de cette entreprise vieille de cent cinquante-cinq ans. Le drame de l’Ukraine nous sert de leçon, si demain la Chine agit vis-à-vis de Taïwan comme la Russie pour l’Ukraine, il faudra être capable de répondre fortement ; mais si on est trop dépendants de l’économie chinoise comme on l’a été du gaz russe, on aura du mal à faire respecter nos intérêts et nos valeurs. Je crois que le pays qui nous empêche le plus de bouger, à ce stade, reste l’Allemagne. C’est à elle de faire le plus grand effort, car c’est elle qui a construit ce modèle économique fortement dépendant de l’extérieur. Elle se trouve d’ailleurs à un moment particulier de son histoire où il lui faut totalement repenser ce modèle économique et commercial qui handicape l’autonomie stratégique de l’Europe.

3.     Dans votre article « La nouvelle idée européenne ou les dangers de l’Europe-civilisation », l’UE apparaît plutôt comme une « Europe-civilisation », également en raison de la montée des partis populistes . Comment conjuguer une définition civique non ethnique de l’Europe tout en faisant vivre une « culture européenne » ?

Ce que je voulais dire à travers cet article c’est que sur notre continent, les droites identitaires  menées par Victor Orban défendent une vraie idée de l’Europe. A l’époque en 2018, je tentais de tordre le coup à l’idée selon laquelle ces droites n’étaient que « nationalistes », voulant chacune de leur côté sortir de l’Europe. Les identitaires ne veulent pas sortir de l’Europe, ils sont organisés, coordonnés et veulent la détourner de l’intérieur à leur profit. Ils pensent l’Europe comme une civilisation blanche et chrétienne, menacée par l’immigration et le spectre du « grand remplacement ». Pour eux, la communauté européenne devrait cesser de défendre l’Etat de droit, défendre ce qu’ils appellent la « famille traditionnelle » et orienter ses efforts vers une politique d’immigration 0, en construisant des murs aux frontières … A l’automne 2021, la Pologne avait d’ailleurs demandé à ce que le budget européen finance un mur à sa frontière, et elle a été soutenue en cela par 10 ministres de l’intérieur européen !

Ce que j’explique dans le livre que je viens de publier D’une guerre à l’autre – L’Europe face à son destin c’est que ces droites identitaires sont restées longtemps aux marges de la construction européenne, dominées par trois grandes familles (les démocrates-chrétiens, les socialistes et les libéraux-conservateurs). Pendant les années 2010, sous l’impulsion de V. Orban qui a théorisé et appliqué dans son pays la « démocratie illibérale », avec la crise migratoire de 2015, nous avons assisté à la naissance d’un front européen de droites identitaires qui portait une idée de l’Europe dangereuse mais extrêmement cohérente. Même s’ils n’ont pas le contrôle des institutions européennes, même s’il n’y a pas une majorité de gouvernements en Europe issus de partis d’extrême droite, les illibéraux ont réellement réussi, de l’intérieur, à détourner l’Europe de ses valeurs. On voit bien la différence de traitement entre les réfugiés syriens en 2015 et les réfugiés ukrainiens aujourd’hui. Ils ont aussi tenté d’affaiblir l’Etat de droit ainsi que l’ordre juridique européen en refusant d’appliquer les décisions européennes et de la Cour de justice.

Ces droites radicales forment un front, sont unies et cela influence la construction européenne. Il faut donc que les autres familles politiques en prennent conscience, formulent clairement leur idée de l’Europe de façon beaucoup plus offensive, et mettent en place des stratégies transnationales pour la promouvoir. Je pense que ce front identitaire a aussi détourné nos regards de la menace que Vladimir Poutine représentait : en invoquant lourdement la menace migratoire venant du sud, ils ont détourné nos regards d’une réelle menace à l’est. Ils relayent aussi sur notre sol la propagande conservatrice du Kremlin qui dépeint une Europe « décadente », rongé par le multiculturalisme. La guerre n’a pas abouti à un affaiblissement durable de ce front identitaire, puisqu’en Italie Giorgia Meloni – et donc l’extrême droite – pourrait prendre le pouvoir aux élections du 25 septembre. Il y a aussi le discours de V. Orban, en juillet en Roumanie,où il a tenu des propos extrêmement durs et racistes en disant qu’il était contre « le mélange des races » sur le continent et que le vrai problème ce n’était pas la crise économique, la crise énergétique et la guerre en Ukraine, mais l’immigration et « l’idéologie du genre ». 

4.     Lors de notre Conférence Europe 2050, à Radio France le 9 mai 2022, vous aviez pointé l’unité démontrée par l’UE dans son Plan de relance. Que diriez-vous aujourd’hui s’il fallait publier une autre déclaration comme celle de Robert Schuman ?

Aujourd’hui il s’agit d’inventer une nouvelle page de l’histoire européenne et il pourrait être utile de s’intéresser à ce qu’avaient fait Robert Schuman et Jean Monnet après la seconde guerre mondiale. En 1950 ils ont réussi à créer quelque chose d’assez fort pour entrainer l’ensemble de la construction européenne ensuite. Il ne faut pas croire qu’ils ont agi dans un contexte vide d’initiatives pour organiser l’Europe : il y avait déjà l’Union d’Europe Occidentale, l’OECE ou le Conseil de l’Europe. Si leur initiative a fonctionné c’est pour des raisons bien précises. Quand on relit la Déclaration de Schuman écrite par J. Monnet, ils y formulent une vraie idée de l’Europe, qui trouve à s’incarner dans un projet concret : la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). L’idée qu’il développe repose sur trois piliers. Le premier, c’est un objectif existentiel qui justifie l’unité européenne : construire la paix et la prospérité sur le continent ; il trace ensuite un horizon institutionnel : la fédération européenne ; et ils fixent enfin un programme, la construction d’un grand marché qui commence par la mise en commun des ressources de charbon et d’acier. C’était à l’époque un enjeu très important pour l’Europe puisque que l’industrie allemande, en plein redémarrage, menaçait de s’en approprier l’entièreté si rien n’était fait pour les mutualiser et en faire profiter l’ensemble des pays européens. Il faudrait aujourd’hui partir d’un même problème concret et urgent à résoudre. Nous n’en manquons pas.

Si l’on devait donner un nouvel objectif existentiel à l’Europe ce pourrait être, à la lumière de la guerre en Ukraine, de défendre le modèle de civilisation européen dans une mondialisation instable, chaotique, multipolaire où s’affrontent plusieurs puissances qui ont chacune leur modèle. Il faut que l’Europe entre de plein pied dans ce monde car sa faiblesse géopolitique y est un facteur aggravant. Elle ne peut le faire qu’en puisant dans les ressources de son modèle de civilisation et en faisant valoir ses spécificités : le libéralisme politique, l’existence de systèmes de redistribution sociale et d’état providence. Elle doit être puissante non pas pour écraser ou déstabiliser, mais au service d’un ordre mondial pacifié et de l’écologie.

En outre je crois que s’il fallait, comme J. Monnet, définir un nouvel horizon institutionnel ce ne serait plus celui de la fédération européenne. La seule raison pour laquelle Monnet voulait la fédération c’est qu’il pensait que c’était la seule manière de construire le grand marché, et donc la paix. Mais aujourd’hui l’Europe n’est ni une fédération, ni une confédération. Elle est une construction originale, unique au monde, un club de nations qui tendent de coopérer pacifiquement. Il faut arrêter de se focaliser sur ces débats techniques et travailler sur des politiques concrètes. Je crois que la guerre en Ukraine a montré qu’on adhère à l’Europe pour protéger l’indépendance de sa nation, sa liberté. On a vu à travers la guerre s’exprimer en même temps l’amour de l’Europe et l’amour de la nation puisqu’on agitait des drapeaux ukrainiens partout.

Concernant le troisième pilier, c’est-à-dire le « programme » de cette nouvelle Europe, ce ne serait plus l’extension du domaine du marché mais plutôt un programme de protection et de puissance. Aujourd’hui il faut construire une défense européenne, ça me parait indispensable et pour ça je crois que la France doit donner des gages comme avec le partage de sa puissance nucléaire, sans quoi les autres pays d’Europe n’accepteront jamais de construire une défense européenne autonome de l’OTAN. Je pense qu’il faut construire aussi l’autonomie énergétique de l’Europe, dans son passage aux énergies renouvelables. Il faut aussi réformer profondément le marché unique pour y établir des règles sociales et environnementales ambitieuses et faire en sorte que ce ne soit plus la concurrence libre qui prime sur la protection des personnes et de l’environnement. Donc si je devais faire une déclaration comme Robert Schuman, je partirais de ces trois piliers : la défense du modèle de civilisation européen, la construction d’une Europe politique et un programme de puissance et de protection.

5.     Pourrait-on dire que la solution de Schuman et Monnet, c’est-à-dire la création de la CECA, ne peut pas être utilisée aujourd’hui vu la guerre ukrainienne et    la dépendance de l’UE au gaz russe ?

La guerre a montré de façon éclatante que la politique de paix par le commerce n’a pas fonctionné. Nous avons une forte dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, ça ne l’a pas empêché de « nous » faire la guerre. Pareil vis-à-vis de la Chine. L’accroissement des échanges et l’économie de marché n’ont pas abouti à démocratiser le régime. Au contraire, il s’est durci depuis le début des années 2000. Ca ne nous empêche pas d’utiliser notre marché pour promouvoir nos valeurs et notre modèle. C’est une formidable arme dans la mondialisation parce que nous sommes le premier marché du monde et nous pouvons fixer des règles d’accès à notre marché qui obligent certaines puissances à s’adapter à nos normes. Par exemple, quand on a interdit la pêche en eau profonde, ça veut dire qu’on interdit aussi l’importation de produits pêchés en eau profonde : nous pouvons amener les pays qui souhaitent avoir accès à notre marché à adopter des règles plus ambitieuses en matière d’environnement et on pourrait le faire en matière de droits humains et de droits sociaux.

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