Le temps des grands récits, pas des notes de bas de page

Nous vivons une époque complexe. Il y a une guerre en Europe, une crise du coût de la vie, des inégalités croissantes et des signes d’agitation sociale grandissante. Mais ces temps sont aussi une occasion unique d’écrire l’histoire, d’essayer de servir un objectif plus grand et de faire la différence. Ainsi, alors que dans quelques jours, le Parti socialiste européen (PSE) célébrera le jubilé de ses 30 ans, la question est de savoir si le Congrès de Berlin, tant attendu, peut devenir un moment charnière. Les décisions et les actions qui y seront prises se traduiront-elles par un nouveau récit grandiose, par un nouveau chapitre modeste, ou le Congrès se contentera-t-il d’une note de bas de page dans les chroniques de l’Europe pour les prochaines décennies ?

Sans aucun doute, il existe un potentiel incroyable. Le PSE est une organisation aux fières traditions qui n’a jamais reculé devant l’ambition de se relever dans des situations difficiles. Aux moments charnières, il a toujours assumé ses responsabilités et a vu les plus grands leaders du mouvement intervenir. Leur engagement sans réserve a contribué au développement de la coopération politique européenne, car ils ont été les artisans de décisions novatrices. Paul-Henri Spaak accepte de se présenter à la première présidence de l’Assemblée parlementaire européenne à la condition que les socialistes de tous les États membres le soutiennent, posant ainsi les jalons de la création de ce que l’on appelle aujourd’hui les « groupes parlementaires ». François Mitterrand accueille le premier rassemblement paneuropéen aux Champs-Elysées pendant la campagne de 1979. Wim Kok a dirigé le groupe de travail qui a rédigé le concept de partis transnationaux, qui a ensuite été négocié au Parlement européen par – entre autres – Enrique Barón Crespo.

Ces trois exemples montrent que depuis la création du bureau de liaison des partis socialistes de la Communauté européenne (en 1957), en passant par la Confédération des partis socialistes de la CE et au sein du PSE (qui a hérité des traditions précédentes en 1992), c’est la combinaison d’un leadership fort, d’idées convaincantes et d’un lien étroit entre la politique nationale et européenne qui a déterminé les moments les plus marquants. C’est cette compréhension très spécifique de la valeur de la coopération européenne qui rend les partis membres plus forts, y compris au niveau national – car en influençant l’Europe, ils protègent les droits et offrent des opportunités aux citoyens de leur pays. Et c’est quelque chose qui mérite d’être rappelé aujourd’hui, alors que l’ambition ne devrait pas seulement consister à persévérer dans les moments difficiles. 

Certes, la situation est complexe. L’impact de crises multiples est amplifié par les effets de la guerre en Ukraine. En outre, il est difficile de prévoir comment les choses vont évoluer. Mais il existe des points d’ancrage sur lesquels on peut s’appuyer. La famille progressiste peut être fière que ses représentants occupent des postes clés au niveau de l’UE et que, d’ores et déjà, encore près de deux ans avant les prochaines élections européennes, ils aient obtenu un bilan impressionnant. Même s’ils ne constituent pas le groupe le plus important du PE, ils ont réussi à maintenir la primauté de la politique progressiste dans de nombreux portefeuilles clés : transition verte et durabilité, politique internationale, emploi et affaires sociales, égalité des sexes et avenir de l’Europe. Mais ces réalisations doivent être transcendées et se traduire par de nouvelles actions concertées, ce qui ne se fera pas par défaut. 

La solidarité et l’unité initiales entre les États membres lorsqu’ils ont été confrontés à la guerre s’estompent lentement. Les responsables politiques ressentent de plus en plus la pression de répondre d’abord au niveau national à la crise de l’énergie et du coût de la vie. D’autant plus que les récentes élections dans plusieurs États membres de l’UE montrent une tendance à des changements tectoniques dans les scènes politiques des pays respectifs. Cette pression ne peut que renforcer les divisions entre les sociaux-démocrates des différents États membres, qui, dans la dimension intergouvernementale, se sont efforcés de parvenir à un accord sur une position commune concernant des questions clés telles que le financement de la Facilité pour la relance et la résilience (FRR), les moyens de réaliser le paquet « Fit for 55 » et la question du revenu minimum. Cette situation appelle une conversation plus complète et honnête, qui pourrait déboucher sur un nouveau grand récit. Le moment est en effet venu de présenter un nouveau programme fondamental et d’exposer le type d’Europe que les sociaux-démocrates veulent construire, la taille et la force qu’ils veulent lui donner, et la manière dont ils veulent s’engager à travailler conjointement à chaque niveau de gouvernance.

Mais parce que les temps sont durs, ce nouveau récit ne peut consister en un compromis qui ne fait que masquer un plus petit dénominateur commun. Il s’agit de faire des choix audacieux. Il s’agit de dire ce qui, précisément, définit le progrès, le bien-être et la justice sociale pour tous, et aussi ce qui ne le définit pas. En fait, comme le montre l’histoire, c’est la clarté et non la complaisance qui a uni les sociaux-démocrates dans le passé. À une époque où de nombreux sociaux-démocrates étaient sceptiques à l’égard de l’intégration européenne, craignant que rien de bon ne puisse résulter de ce processus essentiellement axé sur le marché, Willy Brandt a profité du congrès de la Confédération à Bonn pour mettre en avant le concept d’une Europe sociale. Puis, en 2002, malgré les divergences de vues autour de la « troisième voie », Robin Cook et Ton Beumer ont réuni une majorité de premiers ministres de l’Est et de l’Ouest au Conseil du PSE à Varsovie, manifestant ainsi l’unité du PSE sur les questions les plus profondes de l’époque : l’élargissement et l’intégration. Et enfin, troisièmement, sous la direction de Poul Nyrup Rasmussen, le Parti s’est engagé dans la discussion sur une nouvelle forme de capitalisme financier, bien avant que la crise financière de 2008 ne frappe. Lorsque la crise est arrivée et qu’elle a résonné dans de nombreux conflits entre les pays, le PSE s’est tenu debout et coordonné, doté d’une vision claire de la nouvelle Europe sociale. Ce fier héritage est encourageant : il prouve que lorsqu’il y a eu une volonté, il y a toujours eu un moyen. Le prochain Congrès devrait y trouver un réconfort.

Mais il y a une autre chose qu’il faut noter. Même l’idée la plus grandiose ne sera qu’une pensée s’il n’y a pas une communauté motivée par cette idée et une organisation qui assure sa mise en œuvre. Au cours des dernières décennies, le PSE s’est développé – il est passé d’une sorte de comité de consultation au sein de l’Internationale socialiste (Bureau de liaison) à ce qui est aujourd’hui le Groupe S&D (au PE jusqu’en 2004), puis a évolué vers ce qu’il est aujourd’hui : un réseau puissant aux ressources stables. Le bond en avant organisationnel a toujours été une décision consciente et politique qui, menée avec une certaine clairvoyance, visait à maintenir la pertinence du PSE, ses liens et son rôle de protagoniste des innovations organisationnelles. 

Ainsi, il n’est pas égoïste de se tourner vers l’intérieur et de consacrer du temps à une profonde réforme organisationnelle. En 1973, Alfred Mozer a rédigé un document sur la réforme interne de la Confédération, précisément pour la préparer à ce qui était le grand élargissement de l’époque. Sa contribution a permis à la Communauté de passer de six à neuf États membres. Ensuite, Ben Fayot et Thijs Wöltgens ont rédigé une proposition visant à transformer la Confédération en PSE, en plein débat sur le nouveau traité de Maastricht et les changements géopolitiques sur le continent. Karin Junker et plusieurs autres politiciennes féministes ont profité de cette période pour créer un Comité permanent des femmes (aujourd’hui PSE Femmes) et les jeunes militants ont créé ECOSY (aujourd’hui YES). Plus tard, en 2004, lors du Congrès qui a vu un contexte de leadership – le cœur de la dispute était le cadre de l’organisation, le concept gagnant étant axé sur la création d’ouvertures et, par conséquent, sur le renforcement des stratégies d’ouverture vers la société civile comme le Forum progressiste mondial. Enfin, à un moment critique où le Traité constitutionnel pour l’Europe a été rejeté et où les perspectives d’avenir de l’UE semblaient des plus sombres, Poul Nyrup Rasmussen et Philip Cordery ont proposé une réforme qui, pour la première fois, relierait fortement les travaux du PSE au calendrier de l’UE, mais qui ouvrirait également l’organisation aux militants du PSE.

Alors qu’une réflexion est en cours sur le nouveau règlement relatif aux partis transnationaux, le moment est venu de lancer un appel en faveur d’un nouveau type de format et de méthodes de travail qui permettraient à l’organisation de prospérer. Un format qui en ferait une communauté vibrante, influente et inclusive, qui offre un format qui s’engage à la fois dans les contextes formels et dans de nouvelles voies – notamment pour s’assurer de ne pas laisser les votes de la génération Tik Tok être conquis par d’autres. En effet, les attentes d’aujourd’hui sont différentes, comme il est apparu clairement lors de la dernière campagne électorale au Parlement européen, ou à la fin de la Conférence sur l’avenir de l’Europe (une expérience que l’Europe devrait répéter bientôt, compte tenu du contexte radicalement différent – avec la guerre en cours – et des débats sur les nouveaux concepts d’intégration (comme, par exemple, avec le discours d’Olaf Scholz à Prague en août dernier). La nécessité de disposer d’une plate-forme moderne et fonctionnelle reste cependant la même, où les dirigeants des partis nationaux peuvent échanger et converger leurs points de vue ; où les idées peuvent être développées et les pratiques partagées afin de renforcer les partis et les organisations sœurs ; où les actions et les campagnes peuvent être coordonnées ; où les normes sont fixées pour s’assurer que le progressisme européen incarne en pratique les idéaux de la démocratie participative, délibérative et représentative. 

Ce dernier point est extrêmement important, afin que, lorsqu’une nouvelle Page du Progrès sera écrite – peut-être à l’occasion d’un autre jubilé dans un avenir pas trop lointain – la liste de ceux qui ont façonné ces moments soit équilibrée en termes de genre, mais aussi en termes géographiques, générationnels et ethniques.

Le moment est venu, et aucun autre ne sera donné. C’est le moment de s’unir derrière un nouveau grand récit pour l’Europe et de construire une organisation dynamique. Les élections au Parlement européen sont dans moins de deux ans, et elles appartiendront à ceux qui feront preuve de courage et qui oseront proposer de véritables alternatives, contre vents et marées.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :