Recommandations politiques
- Pour éviter une crise institutionnelle et restaurer sa crédibilité interne et externe, l’Union européenne (UE) doit encourager les États membres et les pays candidats à se conformer à ses normes en matière d’État de droit.
- Le règlement sur la conditionnalité de l’État de droit doit être appliqué afin de pousser les États membres à agir dans le respect de l’État de droit.
- Le respect de l’État de droit a un impact direct sur de nombreux aspects du fonctionnement des démocraties, comme la liberté des médias, et permettra à l’UE de contrôler la propagation des fake news.
INTRODUCTION
En ce qui concerne l’intégration européenne et la démocratisation, la pandémie de COVID-19 a eu pour principal résultat positif de pousser l’Union européenne vers une intégration encore plus étroite. Toutefois, des plans tels que l’initiative NextGenerationEU (NGEU) ont incité les États membres à accorder plus d’attention à la nécessité d’harmoniser efficacement de nombreux domaines politiques, et en particulier en ce qui concerne le respect des normes de l’État de droit, quitte à sanctionner les pays qui agissent au mépris de ces principes. C’est pour cette raison que les conclusions du Conseil européen de juillet 2020 ont souligné la nécessité d’un mécanisme de conditionnalité pour lier le cadre financier pluriannuel (CFP) et le NGEU aux principes de l’État de droit. En décembre 2020, le règlement sur la conditionnalité de l’État de droit a finalement été adopté.
Face à une crise de l’État de droit dans la grande Europe
Le respect de l’État de droit est essentiel au fonctionnement des démocraties dans les cadres institutionnels européens et est devenu encore plus pertinent pour contrer la diffusion sans précédent de la désinformation enregistrée ces dernières années. Si la désinformation n’affecte pas l’État de droit en soi, l’absence de garanties en matière de liberté et d’indépendance des médias, qui favorise la diffusion d’informations trompeuses, est un symptôme évident de violation de l’État de droit, qui se répercute négativement sur les droits de l’Homme et la démocratie elle-même.
L’État de droit s’attaque à une variété de droits fondamentaux individuels. Il s’agit de l’ensemble des réglementations, institutions, entités et conditions générales qui permettent aux citoyens de vivre dans un environnement sûr et prospère, où les normes relatives aux droits de l’Homme, la transparence et l’équité, qui sont à la base même d’une démocratie fonctionnelle, sont protégées et appliquées. Depuis l’époque où l’UE était principalement une idée utopique créée par certains intellectuels pour éviter toute autre guerre continentale future, l’État de droit est devenu un élément central du développement de l’Union et de son processus d’intégration. Par exemple, en ce qui concerne l’élargissement, le renforcement de l’État de droit est la pierre angulaire de la stratégie de l’UE pour les Balkans occidentaux de 2018 et du nouveau cadre des négociations d’adhésion (nouvelle méthodologie) de 2020.
L’État de droit représente l’une des conditions les plus difficiles à respecter. Deux chapitres de négociation sont consacrés à l’aide aux pays de l’élargissement pour développer des institutions conformes aux principes spécifiques de la démocratie et des droits de l’Homme : le chapitre 23 sur le pouvoir judiciaire et les droits fondamentaux et le chapitre 24 sur la justice, la liberté et la sécurité. Par rapport aux cycles d’élargissement précédents, l’UE a accordé une plus grande importance à la qualité des réformes de l’État de droit élaborées par les pays candidats et a suivi de près les résultats obtenus. Pourtant, la situation de l’État de droit dans certains États membres de l’UE n’est pas au meilleur de sa forme. En 2020, l’introduction du plan NGEU visant à fournir une aide financière sans précédent aux pays de l’UE pour faire face à la récession économique générée par la crise du COVID-19, a conduit la Hongrie et la Pologne à tenter de le bloquer, en raison des questions de conditionnalité que de nombreux États membres voulaient introduire. Bien qu’un mécanisme d’État de droit qui lie le respect de l’État de droit au financement de l’UE ait finalement été approuvé, il est difficile à mettre en œuvre. En effet, la Pologne et la Hongrie ont déposé une plainte auprès de la Cour de justice de l’Union européenne le 11 mars 2021au sujet d’un tel mécanisme, ce qui a nécessairement entraîné un retard dans sa mise en œuvre. Selon l’indice de l’Etat de droit du V-Dem, qui mesure le niveau de transparence et d’impartialité des pays d’Europe de l’Est, de 2000 à2019, la Hongrie et la Pologne ont été les deux pays qui se sont distingués parla dégradation de leurs normes en matière d’Etat de droit, leurs scores sur l’indice de l’Etat de droit diminuant respectivement de 0,89 à 0,71 et de 0,96 à 0,83.Il est certain que le manque de conformité interne aux normes de l’État de droit par certains États membres affecte la crédibilité de l’UE à l’extérieur. Il pourrait bien pousser les pays candidats à remettre en question la rigidité des chapitres sur l’État de droit pour leur processus d’adhésion. Pourtant, c’est précisément en raison du recul démocratique enregistré en Hongrie et en Pologne que l’UE accorde une importance accrue à l’État de droit dans le cadre de sa politique d’élargissement. En effet, le non-respect des normes de l’État de droit par un seul pays membre affecte indirectement tous les citoyens européens, car il entrave l’exercice des droits des individus dans toute l’UE. En outre, il pourrait encourager d’autres pays (membres de l’UE ou candidats) à suivre la même voie, de sorte que les violations de l’État de droit deviennent contagieuses. L’État de droit n’est pas seulement une valeur en soi ; il sert à maintenir en vie la démocratie libérale. En effet, la détérioration des pouvoirs judiciaires a le potentiel de conduire à un contrôle politique effréné dans différents domaines, qui sont vitaux pour que les démocraties fonctionnent et ne soient pas simplement des dictatures de la majorité.
La liberté des médias sous pression
Un parfait indicateur du bon fonctionnement d’une démocratie et de l’État de droit est la liberté des médias, qui est un outil fondamental pour lutter contre la désinformation et la diffusion de «fake news». Ces dernières années, la désinformation et la diffusion de fake news ont souvent été attribuées à un flux incontrôlé de fausses informations lié à tort à la liberté offerte par les canaux médiatiques traditionnels et en ligne, exploitée ensuite par des acteurs tiers. Comme le définit le Parlement européen, la désinformation est une diffusion consciente d’informations fausses ou trompeuses vérifiables, créées, présentées et diffusées pour tromper le public à des fins économiques ou politiques, mais elle n’est pas corrélée à la liberté des médias. Au contraire, plus la liberté des médias est garantie, moins la désinformation devient une arme puissante pour perturber les processus traditionnels d’élaboration des politiques.
Alors qu’une grande partie de l’attention portée aux campagnes de désinformation, tant dans les États membres de l’UE que dans les Balkans occidentaux, est liée à des pays tiers, tels que la Russie ou la Chine, la réalité est que ces derniers sont souvent des acteurs minoritaires dans le jeu de la désinformation. Celui-ci est souvent mené par des systèmes médiatiques internes ou des acteurs nationaux et est donc lié à une question d’indépendance des médias. Par exemple, dans les Balkans occidentaux, comme l’ont souligné Freedom House et Reporters sans frontières en 2021, le statut de la Serbie est passé de «libre» à «partiellement libre» en raison des tentatives constantes du gouvernement serbe de mettre en danger les journalistes indépendants par le biais de harcèlements juridiques et de campagnes de dénigrement. L’attaque contre le journalisme d’investigation est particulièrement préoccupante ; les journalistes travaillant pour des portails d’investigation sont victimes de menaces, d’intimidations et de discours incendiaires provenant de plus en plus souvent d’acteurs gouvernementaux, souvent sans réponse de la part des autorités. De même, au Kosovo, certains médias ont interdit à leurs journalistes de publier des rapports d’enquête qui critiquent le gouvernement ou qui ne sont pas conformes aux récits politiques du gouvernement. Plus généralement, dans les Balkans occidentaux, on observe des signes d’ingérences politiques continues, directes et indirectes, visant à censurer le contenu des médias indépendants; ces ingérences ne peuvent être attribuées aux seules pressions exercées par des acteurs extérieurs.
Comment éviter une crise plus large de l’État de droit et favoriser la liberté des médias ?
Les environnements médiatiques toxiques sont le plus souvent un symptôme de la faiblesse des normes de l’État de droit, plutôt que la cause. En effet, dans le cas de la Hongrie et de la Pologne, où l’État de droit a été mis à rude épreuve, les données sur la liberté des médias sont négatives et se sont progressivement détériorées au cours des dernières années ; les gouvernements des deux pays censurent les journalistes ou accusent les médias indépendants ou privés de diffuser des fausses nouvelles. Les deux pays sont les plus problématiques au sein de l’UE, se classant respectivement aux 64e et 92e rangs sur les 180pays pris en considération par le classement mondial de la liberté de la presse2021. Si l’utilisation des plateformes de médias sociaux pour diffuser la désinformation est malheureusement répandue également dans le reste de l’UE, la liberté des médias est d’une importance fondamentale pour maintenir la barre haute lorsqu’il s’agit de normes démocratiques efficaces et dynamiques. Avant d’accuser l’internet ou des tiers de conspirer contre la stabilité de ses systèmes politiques, de favoriser sa démocratie et d’être un modèle crédible pour les pays candidats, l’UE doit s’attaquer au problème de l’État de droit en interne, en poussant les États membres à rendre des comptes et à respecter les normes qu’ils ont acceptées lors de leur adhésion. Un État de droit plus fort au sein de l’UE se traduira par de meilleures normes démocratiques, reflétées par une information de qualité et des débats politiques plus ouverts. Cela renforcera certainement le modèle européen à l’extérieur, en rendant les pays et les citoyens des Balkans occidentaux plus enclins à soutenir et à réaliser les réformes nécessaires, et donc à devenir membres à part entière de l’UE. L’UE dispose déjà de l’instrument pour y parvenir. En vertu du droit actuel des traités, les violations de l’État de droit peuvent être combattues par l’ouverture d’une procédure d’infraction (article 258 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE)) ou par des actions politiques fondées sur l’article 7 du traité sur l’Union européenne (TUE), afin de remédier à une violation «grave» ou «grave et persistante» des valeurs. Ces deux instruments ont toutefois eu des effets limités jusqu’à présent. Dans ce contexte, le règlement sur la conditionnalité introduit en 2020, qui lie le financement de l’UE au respect de l’État de droit, pourrait être un moyen de dissuasion efficace. Il doit encore être examiné par la Cour de justice de l’Union européenne ; toutefois, ces actions en justice en cours ne devraient pas avoir d’effet suspensif ni retarder sa mise en œuvre.
Le règlement sur la conditionnalité représente certainement la première étape pour éviter une crise plus large de l’État de droit, au moment où l’UE semble avoir juste traversé les tempêtes, en surmontant le Brexit, une crise économique et financière, une crise migratoire, et enfin la pandémie. Le fait que l’État de droit soit à la base des valeurs de l’UE n’est pas une simple rhétorique. Le respect de l’État de droit a en effet un impact sur les citoyens européens dans leur ensemble à de nombreux égards, notamment en leur donnant la chance de vivre dans un environnement où leur droit d’être informé et la liberté des médias sont respectés. Il s’agit là de la base des démocraties qui fonctionnent, sur laquelle l’UE s’est construite et doit continuer à se développer.
SOURCES
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